Panier

Vous n'avez aucun article dans votre panier.
7

Episode

Alexa Hennig von Lange // Littérature et Histoire

Écrire pour lâcher prise

Alexa Hennig von Lange est issue d’une famille de chroniqueurs. Sa grand-mère dictait l’histoire de sa vie sur des cassettes audio. Le grand-père noircissait ses journaux intimes. L’auteure, elle aussi, note tout ce qui est important dans ses carnets. Pour ensuite les consulter le moins possible

Madame von Lange vous avez écrit plus de 25 romans. Comment surgissent vos idées ?

Nous avons cinq enfants. Cela signifie que chaque jour, je range, je fais les lits ou je cuisine. C’est dans ces moments-là que je m’apaise – et souvent un personnage principal apparaît. Il commence à parler, j’entends sa voix, et c’est le début d’une nouvelle histoire.

Et ensuite ?

Et ensuite je retire la casserole du feu et je prends des notes.

Qu’écrivez-vous ?

Une image originelle, l’environnement, la situation, l’atmosphère, la première phrase. Cette phrase représente généralement l’ensemble de l’histoire. Elle ne vient pas de ma réflexion. Elle surgit tout simplement, et à ce moment-là, je dois la coucher par écrit.

Pourquoi le début est-il si important ?

Rien n’est plus proche de la vérité d’un livre que les premières impulsions : des bribes de pensées, des dialogues, des moments clés, des sauts dans le temps, des réflexions, la constitution émotionnelle du personnage principal, sa situation de vie. C’est souvent dans ces impulsions que réside l’ambiance du roman dans son ensemble.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Il y a trois ans, alors que je commençais à élaborer ma trilogie du retour, j’ai soudain entendu la voix de mon personnage principal, Klara, alors que j’étais en train de cuisiner. Elle est descendue du train à Oranienbaum en 1929 et s’est retrouvée sur le parvis de la gare, entourée d’une forêt de pins. Je voyais tout clairement devant moi. À ce moment-là, j’ai su que c’était ma narratrice. J’ai noté : « Gare, 1929, Klara, parvis vide et sablonneux, forêt de pins“.

Alexa Hennig von Lange


« Mon carnet de notes est la patrie de mes idées, de mes impulsions originelles. »

Qu’est-ce qui fait que ces notes sont si importantes ?

Elles représentent une sensation particulière. Plus tard, il me suffit de consulter une page pour immédiatement être dans l’émotion dont j’ai besoin pour écrire. Si je ne suis pas dans cette émotion, je ne peux pas raconter l’histoire.

Que ressentez-vous lorsque vous écrivez à la main ?

La joie. Sentir l’élan du stylo sur le papier, voir les mots naître en écrivant, la légèreté avec laquelle ma main vole sur le papier. J’éprouve alors un réel plaisir.

Consigner les choses, c’est une affaire de famille. Votre « trilogie du retour » se fonde sur les souvenirs de votre grand-mère.

Ma grand-mère a enregistré toute sa vie sur cassette, à un âge avancé, et de manière très détaillée – plus de 130 bandes, depuis son enfance sous l’Empire jusqu'aux années soixante. Enfants, lorsque nous lui rendions visite dans sa maison d’Oldenbourg, nous la voyions souvent assise dans son fauteuil bleu, avec son magnétophone et un microphone à la main.

Pourquoi n’écrivait-elle pas ?

Elle était déjà aveugle à l’époque.

Quand avez-vous écouté les enregistrements ?

Des années plus tard, alors que j’étais déjà adulte. Ma grand-mère était une femme sévère et distante. Enfant, je ne pouvais pas imaginer que ce qu’elle racontait pouvait être intéressant. Puis, en écoutant les cassettes, j’ai appris à la connaître autrement, j’ai découvert la personne que je ne voyais pas quand j’étais enfant. J’ai vite compris que j’en ferais des livres.

Votre grand-père a-t-il consigné les choses ?

Il a noirci un journal intime pendant des décennies. J’ai également utilisé ses notes pour ma trilogie. Il écrivait de façon dense à l’encre, en rayant certains mots, en apportant des améliorations, au crayon rouge. C’était sa façon de s’assurer après coup de la personne qu’il avait été dans le déroulement des événements.

Quelle différence entre audio et journal intime ?

Dans ses enregistrements, ma grand-mère décrivait plutôt le monde extérieur, le temps, la végétation, le mobilier, les vêtements. Mon grand-père décrivait plutôt son monde intérieur.

Et vous, que consignez-vous ?

J’utilise la prise de notes pour protéger mes inspirations de mes divagations. Je les sors de mon esprit pour les coucher sur papier, je protège ainsi l’originel, l’essence. Je note mes idées pour pouvoir ensuite les oublier. Le mental est un outil très puissant, mais aussi très destructeur.

En quel sens ?

Je ne peux écrire mes livres que si je ne les planifie pas trop. Je ne sais jamais à l’avance comment ils vont se terminer. Mes notes sont des phares, elles me permettent de rester sur la bonne voie si nécessaire. Ce n’est qu’en écrivant que j’explore le chemin de l’intrigue : lorsque je ressens la carte des événements sur un plan émotionnel. Ainsi, le récit reste vivant, originel et surprenant.

« Ensuite, il me suffit de consulter une note pour immédiatement être dans l’émotion dont j’ai besoin pour écrire. »

Avez-vous un carnet de notes pour chaque roman ? 

Non. J’utilise mes carnets pour toutes sortes de choses. Sur une page se trouvent des idées de roman, derrière, il peut y avoir une liste de courses, un mémo pour la déclaration d’impôts ou les noms des amis que mes enfants veulent inviter à leur anniversaire. Ce n’est pas le carnet qui doit être une œuvre d’art, mais le roman. 

Est-ce vous n’avez qu’un seul carnet de notes à la fois ? 

Non, j’en ai plusieurs, et j’en ai toujours un près de moi. Mais il m’arrive aussi d’utiliser une enveloppe ouverte. Ou le dos d’un dessin de mes enfants – et je le mets plus tard en cachette dans le carnet.

Que se passerait-il si vous perdiez un carnet ?

Ce serait catastrophique. Mon carnet de notes est la patrie de mes idées, de mes impulsions originelles. Et elles sont irremplaçables et précieuses, car c’est d’elles que tout surgit.

Comment conservez-vous vos carnets de notes ?

Je ne les jette pas, mais je ne les trie pas non plus. Ils restent simplement sur l’étagère. Si par hasard, en rangeant, j’en ai un dans la main, il peut arriver que je le feuillette. Après tout, ils racontent ce qui était important pour moi à une certaine époque, ils donnent des informations sur ma vie. Mais je ne les utilise pas pour faire des comparaisons avec la personne que je suis aujourd’hui.

Pourquoi pas ?

Parce qu’aujourd’hui encore, il se passe de nouvelles choses, passionnantes, que je peux coucher par écrit.

Alexa Hennig von Lange Portrait

Alexa Hennig von Lange

Née en 1973 à Hanovre, Alexa Hennig von Lange a lancé la littérature pop en Allemagne avec son premier roman Relax à la fin des années 90. Elle est tout de suite devenue auteure de best-sellers, et l’une des voix les plus importantes de sa génération. Depuis, elle a publié plus de 25 romans qui ont été traduits dans de nombreuses langues. Elle a écrit des pièces de théâtre pour la Volksbühne de Berlin, le Junge Theater de Göttingen et le Schauspielhaus de Hanovre. Elle a reçu le prix de littérature pour la jeunesse pour son roman Ich habe einfach Glück [J’ai tout simplement de la chance]. Dernièrement, les éditions Dumont ont publié la trilogie Heimkehr, inspirée des souvenirs de vie de sa grand-mère. L’auteure vit à Berlin avec son mari et ses cinq enfants.



Partager sur

Autor Marcus Jauer

L’interviewer, Marcus Jauer 

Marcus Jauer est journaliste et a travaillé comme reporter pour le Süddeutsche Zeitung et dans le feuilleton du Frankfurter Allgemeine Zeitung. Avec Maja Göpel, il a écrit le best-seller Die Welt neu denken [Repenser le monde]. Il travaille comme auteur indépendant pour Die Zeit et vit avec sa famille à Berlin.